Pourquoi l’Europe a-t-elle oublié ses plantes ?

Avant de commencer cet article, je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas d’une dissertation d’historien ou de sociologue, mais d’une réflexion personnelle que je partage avec vous. Je m’interroge sur les raisons profondes qui ont conduit notre propre tradition européenne de l’herboristerie à un quasi-oubli institutionnel, là où des systèmes comme la médecine traditionnelle chinoise, la médecine tibétaine ou l’Ayurvéda ont conservé une vitalité et une reconnaissance impressionnante.

J’ai toujours été fasciné par la cohérence des grands systèmes de soin traditionnels. Quand on observe la médecine chinoise, ayurvédique, tibétaine, ou même notre propre médecine hippocratique, un principe fondamental émerge :

La santé est un équilibre, et la maladie un déséquilibre.

Toutes ces traditions partagent une même logique. On analyse le « terrain » d’une personne (trop de « froid », d’humidité », de « feu », etc.) et on utilise des plantes aux qualités opposées (une plante « séchante » pour un terrain « humide ») pour restaurer l’harmonie.

Mais alors, si le socle intellectuel est si proche, comment expliquer un destin si radicalement différent ? Pourquoi les systèmes asiatiques ont-ils traversé les siècles, conservant leurs écoles, leurs praticiens et leur prestige, tandis que la tradition européenne, basée sur la théorie des humeurs, a été balayée au point d’être tournée en ridicule ?

Je n’ai pas de vérité absolue, mais j’entrevois trois ruptures majeures qui, ensemble, ont créé une « tempête parfaite » en Occident.

1. La rupture philosophique

Ma première piste de réflexion est d’ordre philosophique. En Asie, la médecine n’est pas une simple technique, c’est l’application pratique d’une vision du monde.

La médecine chinoise est indissociable du Taoïsme (le Yin/Yang, le Qi, les cinq mouvements). L’Ayurvéda est intrinsèquement liée à la cosmologie et à la philosophie hindoue (les doshas). Soigner le corps, c’est replacer un microcosme (l’Humain) en harmonie avec le macrocosme (l’Univers). Cet ancrage spirituel et philosophique est si profond qu’il est impossible de dissocier la médecine de la culture.

En Europe, la théorie des humeurs d’Hippocrate et Galien fut notre paradigme pendant 2000 ans. Mais j’ai le sentiment qu’elle est restée un modèle physiologique et médical plutôt qu’une philosophie spirituelle englobante. Elle n’était pas « soudée » à la religion dominante (le Christianisme) de la même manière. De ce fait, elle était peut-être plus facile à déraciner, à remplacer par un autre modèle « technique ».

2. La rupture scientifique

C’est, je crois, le cœur du sujet. L’Europe a enfanté une révolution intellectuelle unique, la révolution scientifique et avec elle, le réductionnisme.

Qu’est-ce que le réductionnisme ?
C’est une approche scientifique qui consiste à expliquer un phénomène complexe en le décomposant en ses parties les plus simples. L’idée est que pour comprendre le « tout » (le corps humain, une plante), il suffit de comprendre la somme de ses « parties » (les organes, les molécules).

En médecine, c’est ce qui a poussé à chercher non pas à rééquilibrer un « terrain » global, mais à identifier une molécule active pour cibler une cause précise (un microbe, un symptôme). C’est l’opposé de la vision « holistique » (globale) des médecines traditionnelles.

À partir du XVIIIe et surtout du XIXe siècle, la médecine occidentale a changé d’objectif. On a cessé de vouloir équilibrer un « terrain » pour vouloir isoler une cause (un microbe, un gène) et une solution (une molécule).

L’avènement de la chimie a tout changé. Elle a offert une alternative puissante à la plante.

  • Pourquoi utiliser la plante entière (le totum), complexe et variable, quand on peut en extraire LE principe actif ?
  • L’écorce de saule est devenue l’aspirine. Le pavot est devenu la morphine.

Cette nouvelle médecine chimique était dosable, reproductible, standardisée et, surtout, brevetable. Elle incarnait le progrès et la modernité. Face à elle, la phytothérapie, privée de son socle théorique (les humeurs, désormais jugé faux) et de sa méthodologie (holistique), est apparue comme archaïque.

L’Asie n’a pas connu cette révolution de l’intérieur. Elle n’a pas développé sa propre « alternative » chimique à l’herboristerie. Lorsque la médecine occidentale est arrivée, elle s’est superposée au système traditionnel (souvent pour les urgences ou la chirurgie) mais ne l’a pas invalidé de l’intérieur. Il y a eu coexistence, pas remplacement.

3. La rupture politique

Enfin, il y a une raison très politique et institutionnelle. Le destin d’une médecine traditionnelle dépend crucialement de la volonté du pouvoir en place. Et sur ce point, l’Europe et la Chine ont pris des chemins radicalement opposés.

En France, la Révolution de 1789 a été une rupture radicale. Où se pratiquait la médecine des plantes ? Dans les Hôtels-Dieu, gérés par des ordres religieux. Le savoir des « simples » était intimement lié à la charité chrétienne. En laïcisant les hôpitaux, on n’a pas seulement changé de gestionnaire, on a changé de paradigme. La phytothérapie, associée à l’ancien régime et à l’Église, a été rejetée en même temps que le système qu’elle représentait. La nouvelle médecine laïque et scientifique s’est construite contre cet héritage.

En Chine, le XXe siècle a aussi connu une révolution totale, mais qui a produit l’effet inverse. Lorsque Mao Zedong a pris le pouvoir, il a promis l’accès à la santé pour tous. Face à l’immensité du pays et au manque criant de médecins « modernes », il a pris une décision pragmatique et politique, il s’est appuyé sur les ressources existantes.

Il a donc fait standardiser, simplifier et officialiser un amalgame des divers savoirs traditionnels. C’est ainsi qu’est née la « Médecine Traditionnelle Chinoise » (MTC) que nous connaissons aujourd’hui. Un corpus d’État, enseigné à l’université, promu comme un outil de santé publique et un symbole de fierté nationale face à l’Occident.

On le voit, deux révolutions ont scellé deux destins, l’une a banni sa tradition au nom de la modernité, l’autre a transformé sa tradition en un instrument de politique publique.

Un héritage devenu orphelin

En y réfléchissant, je me dis que la tradition européenne des plantes a été victime d’un alignement fatal. Un ancrage philosophique moins robuste que ses homologues asiatiques, une révolution scientifique (la chimie) qui lui a donné une rivale surpuissante, et une révolution politique qui a détruit les institutions qui la portaient.

Elle s’est retrouvée orpheline, sans théorie valide et sans lieu de transmission légitime. L’Asie, protégée par son intégration philosophique et préservée de ces ruptures internes, a simplement continué à pratiquer et à enrichir son savoir.

Alors, comment aller de l’avant ?

Mais ce constat ne doit pas être une fin en soi. Il serait absurde de jeter ce savoir millénaire avec l’eau du bain de la théorie des humeurs. Si la phytothérapie européenne a perdu sa légitimité historique, elle peut, à mon sens, en construire une nouvelle, parfaitement adaptée à notre époque.

Comment ? En ne cherchant pas à revenir à la médecine d’avant, mais en faisant progresser la médecine de demain.

  1. Par la science, mais une science élargie : La clé n’est pas d’opposer « naturel » et « chimique ». La clé est de parler le langage de notre temps, celui de la preuve. Nous devons utiliser nos outils scientifiques modernes (essais cliniques, pharmacologie) pour valider l’efficacité de nos plantes. Mais nous devons aussi oser une science plus complexe, capable d’étudier le fameux totum, l’effet synergique de la plante entière, qui est souvent bien plus qu’une seule molécule active. C’est une vision résolument moderne, pas un retour en arrière.
  2. Par la complémentarité, pas l’opposition : La phytothérapie n’est pas là pour remplacer la chirurgie d’urgence ou les antibiotiques. Son immense valeur se trouve dans la prévention, dans l’accompagnement des maladies chroniques (stress, sommeil, douleurs articulaires, digestion…), là où la médecine purement chimique montre parfois ses limites ou génère trop d’effets secondaires. Elle doit s’intégrer, grâce à des médecins, des pharmaciens et des praticiens formés, comme un outil de plus dans la trousse à outils du soignant.
  3. Par le sens, une médecine durable et personnalisée : Enfin, je pense que les plantes répondent à une quête de sens très actuelle. Utiliser la phytothérapie, c’est souvent privilégier une ressource locale, cultivée de manière durable. C’est aussi revenir à une médecine plus personnalisée, qui prend en compte le « terrain » de la personne (un écho moderne à la vision hippocratique !) et pas seulement le symptôme.

En somme, si notre herboristerie traditionnelle a péri de ses ruptures, une phytothérapie clinique et moderne peut renaître de ses cendres. Non pas comme une survivance nostalgique du passé, mais comme une composante essentielle d’une médecine du futur, plus intégrative, plus personnalisée et plus durable.

Publié par PhytoGenfi

Formé à l'école des plantes de Paris, j'ai à coeur de transmettre la passion et le savoir des plantes médicinales. C'est l'objet de mon site

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