
Depuis des siècles, le fenouil est utilisé pour soulager les coliques, apaiser les digestions difficiles ou stimuler la lactation. Pourtant, il se retrouve aujourd’hui dans le viseur des autorités sanitaires européennes. En cause : une molécule qu’il contient naturellement, l’estragole, suspectée d’être génotoxique et cancérogène. L’EFSA (Autorité européenne de sécurité des aliments) vient de publier un projet d’avis concluant à un risque potentiel pour certaines populations, notamment les nourrissons. Que faut-il en penser ? L’usage traditionnel du fenouil est-il vraiment dangereux ? Regardons les faits.
Pourquoi le fenouil est au cœur d’un débat réglementaire
Tout part d’une procédure engagée par l’Allemagne en 2019, relayée ensuite par la Commission européenne. En novembre 2022, la Commission a activé l’article 8, paragraphe 2 du règlement (CE) n° 1925/2006, qui permet d’évaluer la sécurité de certaines substances ajoutées aux aliments. L’EFSA a été saisie pour évaluer les risques associés aux préparations de fruits de fenouil doux (Foeniculum vulgare) et amer (Foeniculum piperitum), notamment celles contenant de l’estragole.
Le 16 juillet 2025, l’EFSA a publié son projet d’avis scientifique, actuellement en consultation publique jusqu’au 17 septembre 2025. Et les conclusions inquiètent : l’estragole y est présenté comme génotoxique et cancérigène, sans seuil d’exposition considéré comme sans danger.
Qu’est-ce que l’estragole, exactement ?
L’estragole — aussi connu sous le nom de méthylchavicol ou 1-allyl-4-méthoxybenzène — est un composé aromatique naturellement présent dans de nombreuses plantes, dont le fenouil, l’estragon, l’anis ou le basilic tropical. C’est lui qui donne au fenouil son parfum doux et anisé. Il appartient à la famille des alkenylbenzènes, aux côtés du safrole et du méthyleugénol, des molécules également surveillées pour leur potentiel génotoxique. Si l’estragole est apprécié pour ses qualités organoleptiques, il a aussi fait l’objet d’une attention particulière en toxicologie, en raison de ses effets observés à forte dose dans des modèles animaux.
Chez le rongeur, administrée à haute dose, elle est métabolisée dans le foie en un dérivé réactif, le 1′-sulfooxyestragole, capable de se lier à l’ADN et de provoquer des mutations génotoxiques. Plusieurs études ont démontré la formation d’adduits à l’ADN et la survenue de tumeurs hépatiques chez les rats et souris exposés à l’estragole pur à fortes doses.
Ce que montrent les données scientifiques actuelles
Les résultats sont clairs : l’estragole peut induire des lésions de l’ADN et des cancers du foie… mais uniquement à des doses très élevées, largement supérieures à celles auxquelles nous sommes exposés dans un usage normal du fenouil.
- Chez le rat, les effets apparaissent autour de 300 à 1000 mg/kg/jour.
- Chez l’humain, la consommation d’infusions de fenouil conduit à une exposition typique de l’ordre de 1 à 6 µg/kg/jour chez l’adulte, et jusqu’à 20 µg/kg/jour chez le nourrisson dans les cas extrêmes. Soit un écart de 10 000 à 100 000 fois entre les doses toxiques et les doses consommées.
Par ailleurs, plusieurs études in vitro sur des cellules humaines montrent que l’effet génotoxique de l’estragole est atténué voire annulé lorsqu’il est présent dans une matrice végétale complexe (comme une infusion de fruits de fenouil) contenant d’autres composés protecteurs, comme l’anéthole.
Comment les autorités évaluent-elles ce risque ?
L’EFSA utilise l’approche dite du “MOE” (Margin of Exposure). Il s’agit de comparer :
- un BMDL10 : dose causant +10 % de tumeurs chez l’animal ;
- à l’exposition estimée chez l’humain.
Un MOE supérieur à 10 000 est considéré comme sans inquiétude. Dans la majorité des cas :
- Chez l’adulte, le MOE est bien supérieur à 10 000.
- Chez le nourrisson, certains scénarios peuvent approcher ou passer sous ce seuil, ce qui justifie une vigilance accrue.
Mais en aucun cas, cela ne signifie que la consommation de tisanes de fenouil soit systématiquement dangereuse. Cela indique simplement que dans certains cas (usage excessif, mauvaise préparation), une gestion du risque peut être pertinente.
Alors, faut-il interdire le fenouil ?
La recommandation de l’EFSA ne propose pas d’interdire le fenouil. Elle recommande simplement :
- de ne pas ajouter intentionnellement des préparations riches en estragole aux aliments ;
- de réduire l’exposition des populations sensibles : nourrissons, jeunes enfants, femmes enceintes.
Il est important de souligner que :
- Le fenouil est toujours autorisé comme plante médicinale par l’EMA (Agence européenne du médicament).
- Le FEMA (USA) classe l’estragole comme GRAS (Generally Recognized As Safe) à faible dose.
- Aucune étude n’a jamais démontré de risque concret chez l’humain lié à la consommation traditionnelle de fenouil.
Faut-il changer nos usages ?
Pas nécessairement, mais quelques bonnes pratiques s’imposent :
- Respecter les doses recommandées (ex. : 1 à 3 tasses par jour).
- Éviter de donner du fenouil en continu aux nourrissons.
- Privilégier des produits de qualité contrôlée (matière première bien identifiée, méthode de préparation précisée).
- Ne pas consommer de compléments fortement concentrés en estragole sans encadrement.
Une plante précieuse, à protéger par la nuance
Le cas du fenouil est emblématique : une plante bénéfique, utilisée depuis des siècles, se retrouve menacée non par la science, mais par une interprétation excessive des données expérimentales. Le risque existe comme pour toute substance bioactive, mais il dépend de la dose, de la forme, et de la population concernée.
Plutôt qu’une interdiction arbitraire, le bon sens voudrait que l’on continue à :
- former les professionnels sur les bons usages,
- étiqueter clairement les produits,
- éduquer les consommateurs,
- et réduire les concentrations inutiles dans les préparations industrielles.
Synthèse rapide
| Ce que l’on sait | Ce qui est faux |
|---|---|
| L’estragole est génotoxique à haute dose chez l’animal | Le fenouil est cancérigène à dose courante |
| Des infusions peuvent en contenir quelques centaines de µg/L | Une tasse de fenouil met votre bébé en danger |
| Le risque est théorique à faible dose, mais réel à forte dose | Toutes les plantes contenant de l’estragole sont à bannir |
À suivre
Le projet d’avis de l’EFSA est en consultation publique jusqu’au 17 septembre 2025. Les professionnels de santé, chercheurs, et acteurs du secteur peuvent y soumettre des commentaires.
En attendant, pas de panique : le fenouil reste une plante utile et précieuse, pour peu qu’on sache l’utiliser avec intelligence.
Références scientifiques
Alajlouni AM, Al-Malahmeh AJ, Isnaeni FN, Wesseling S, Vervoort J, Rietjens IMCM. Level of Alkenylbenzenes in Parsley and Dill Based Teas and Associated Risk Assessment Using the Margin of Exposure Approach. J Agric Food Chem. 2016;
Levorato S, Dominici L, Fatigoni C, Zadra C, Pagiotti R, Moretti M, Villarini M. In vitro toxicity evaluation of estragole-containing preparations derived from Foeniculum vulgare Mill. (fennel) on HepG2 cells. Food Chem Toxicol. 2018;
Ding W, Levy DD, Bishop ME, Pearce MG, Davis KJ, Jeffrey AM, et al. In vivo genotoxicity of estragole in male F344 rats. Environ Mol Mutagen. 2015;
Dief LES, Eltamany EE, Hadad G, Ibrahim AK. Estragole and anethole as potential hazardous compounds in products: extraction, analysis and pharmacological effects. Rec Pharm Biomed Sci. 2025;
Akbar S. Foeniculum vulgare Mill. (Apiaceae/Umbelliferae). In: Handbook of 200 Medicinal Plants. Springer; 2020.
Mihats D, Pilsbacher L, Gabernig R, Routil M, Gutternigg M, Laenger R. Levels of estragole in fennel teas marketed in Austria and assessment of dietary exposure. Int J Food Sci Nutr. 2017;

Un avis sur « Fenouil et estragole : faut-il vraiment s’inquiéter ? »